Moi, Josephine Nivinson Hopper dite Jo, j'ai tenu à jour les registres d'Edward Hopper depuis 1924, date de notre mariage, jusqu'au dernier jour d'Eddie en 1967; il s'agissait au début de tenir un inventaire de ses oeuvres, et des ventes.
Une fois ses tableaux peints, Hopper en réalisait une esquisse et les annotait d'informations techniques, moi, je les commentais, les agrémentais d'anecdotes sur notre vie. Avec le recul, je crois que c'était la façon de Hopper de m'intégrer à sa vie de peintre, et c'était ma façon à moi de communiquer avec lui. Je fus peintre moi aussi, de talent moindre que celui d'Hopper qui me fit de l'ombre, qui ne s'intéressa pas à ma peinture, ce qui rendit parfois nos relations tendues, ce qui me rendit parfois hargneuse, mais au final, je fus une excellente compagne pour Eddie. Il prit plaisir à la tenue de ces registres, et moi cela me permit de vivre à travers lui, par lui, pour lui. Bien sûr mon tempérament excessif le fit souffrir, bien sûr son tempérament d'introverti me fit souffrir, mais au bout du compte, Eddie a laissé une belle oeuvre à la postérité où moi, Jo, je fus épouse,
muse, coach, secrétaire, modèle, anti modèle et divertissante, oui car je l'ai amusé longtemps Eddie, lui le taciturne, l'introverti... Le reste, mes réflexions acerbes, ses silences qui me tuaient, l'incommunicabilité qui en résultait, tout cela a disparu avec nous. Hopper a fait ce qu'il aimait le plus, peindre, moi je l'ai secondé du mieux que j'ai pu, j'ai continué à peindre aussi toujours. Notre mariage tardif ne laissa aucune place à une descendance, les registres furent nos enfants.
Lui, Edward Hopper est né en 1882 dans une famille dont le père commerçant assure une vie agréable, passionné de lecture, il transmettra ce goût de lire à son fils, quant à la mère, elle l'initiera à l'art et au théâtre. Il dessine depuis toujours, il aime la solitude très tôt, c'est un contemplatif qui observe minutieusement les êtres, la nature ville, campagne, mer. Il est un géant perdu au milieu des autres, il construit son monde à lui. En 1900, à 18 ans, il entre à la New York School of Art où il restera 6 ans. Les cours d'illustration suivis l'année de ses 17 ans lui permettront de gagner sa vie en temps que dessinateur publicitaire de 1910 à 1924; 1924 année où le succès arrive enfin, il a 42 ans, il vient d'épouser Jo, âgée de 41 ans. Ce n'est pas le grand amour entre lui et Jo, mais heureuse association où lui peut se reposer pour tous les détails pratiques sur Jo, où elle trouve un autre sens à sa vie, assurer la promotion de son peintre de mari, tout en espérant pouvoir donner à sa peinture une notiorété qui lui manque; ce sera moins réussi de ce côté, mais qu'importe, Jo peindra, vendra ses toiles pour rien, arrivera à tenir une petite galerie un temps.
A Paris Hopper découvre ou redécouvre les peintres comme Courbet, Degas qu'il apprécie, l'ensemble des impressionistes et ceux qui les suivent, mais sans grand intérêt de sa part. Lui, Hopper, c'est un indépendant, un qui suit seul sa route, ne tient compte d'aucun courant. A Paris, il croquera au propre, comme au figuré les parisiennes, les sites parisiens, Le Louvre, les ponts, les quais ... De retour à New York
il illustre pour s'alimenter ... il prend plaisir aux gravures qu'il exécute entre 1915 et 1928, 26 images.
En 1914,
Soir Bleu sera décisif pour Hopper, c'est à la fois un adieu à Paris et un prémice au monde d'Hopper tel qu'il le conçoit, lui clown blanc grimé, eux, faces inexpressives maquillées à outrance pour les femmes, Hopper aime ce côté féminin canaille qui le fait fantasmer, décor minimal, importance des Eléments, ici l'air dans un ciel-mer-air. Cette toile n'aura aucun succès, contrairement aux gravures qui se vendent bien. En 1921, il commence à dessiner des nus, y peint des femmes aux courbes voluptueuses, lui le timide s'extériorise par la peinture. Il aime opposer les rondeurs féminines aux angles des murs, il aime ouvrir les fenêtres ,Hopper, sur l'intimité des êtres Il peint aussi Joséphine, souvent même si la caricature parfois n'est pas loin, pour la faire bisquer ? qui sait, Hopper a ses faiblesses lui aussi ! Il peint Hopper, le couple dans sa solitude, de toutes façons chez Hopper, tout est par nécessité, solitude,
il préfère les paysages naturels, la mer, les villas 'Maison près de la voie ferrée, dont Hitchcock s'inspirera pour la maison Bates de Psychose,
il aime le cinéma, la scène, le théâtre, et ses tableaux sont des mini représentations, les visages sont vides, à nous de combler ce manque voulu à notre gré, et les critiques ne s'en privent pas : que d'interprétations sur les tableaux de Hopper ! 1941, il peint Girlie Show
c'est Jo en effeuilleuse, c'est Jo rajeunie, grandie, plantureuse, c'est Jo fantasmée, c'est Jo et ce n'est pas elle. Hopper est un homme qui semble se suffire à lui même, son besoin des autres est utilitaire, mais pas que ...car rien n'est simple là non plus, il représente à nouveau Jo dans 11 ans plus tard dans Morning Sun, elle a 69 ans Jo, elle est encore belle, sans fard, naturelle comme elle
aime l'être, un peu seule, un peu triste, mais bien présente, hommage d'Eddie à sa femme. Il aime le silence, la solitude, Hopper, le vide d'une pièce au soleil qui joue avec les ombres, une pièce vide à remplir de ce que vous voulez.
Hopper vieillit, il a des ennuis de santé, Jo l'aide fidèlement. Hopper prépare sa sortie, en 1966 Two Comedians
clôt le théâtre de sa vie inauguré par le tableau de 1914 Soir Bleu. Jo et lui même font leur ultime révérence, Edward Hopper en 1967, Joséphine Hopper en 1968. Elle aura eu le temps de léguer au Whitney museum à New York l'intégralité des oeuvres, documents, régistres, journaux
intimes.
Une oeuvre qui ne figure pas dans l'exposition du Grand Palais et qui donne, je trouve, une autre vision de la peinture d'Hopper, un autre chemin à suivre ... comme quoi, tout n'a pas été dit sur Hopper, rien n'a été dit. Le silence, parfois, c'est bien.